Article inédit paru sur le monde-diplomatique.com. De Pierre Lagrange.Quiconque se pique de porter un regard distancié sur la « croyance aux soucoupes volantes » explique l’affaire comme des visions inspirées par le climat de guerre froide. Les témoins — et le public qui s’est passionné pour ces observations — sont, selon cette théorie, victimes du contexte politique de l’époque. En 1982, le psychiatre américain Otto Billig explique comment l’affaire Arnold (lire dans Le Monde diplomatique de juillet, notre dossier de cinq pages) survint « au beau milieu d’une vague d’inquiétudes à propos de la Russie » et que « dans un premier temps le public soupçonna les ovnis d’être des armes secrètes russes ou américaines (1) ». En 1999, l’historien des techniques Tom Crouch considère « la crise des soucoupes volantes [comme un] signe que l’intérêt des Etats-Unis pour le voyage spatial, assaisonné d’un brin d’appréhension suscité par la Guerre Froide, était en train de naître (2) ».Persuadé que les Soviétiques allaient envahir les cieux américains, le public se serait convaincu de la réalité de ces soucoupes.
Cette explication sociohistorique des événements relève de la plus haute fantaisie. Car, contrairement à ce qu’on raconte depuis 1947, ce n’est pas la guerre froide qui a déterminé l’histoire des soucoupes ; ce qui a orienté les débats et les récits, c’est bien plutôt un discours rationaliste, dont l’objectif était de départager pensée scientifique et pensée magique.
Revenons au témoignage qui « lance » l’histoire des soucoupes volantes : celui du pilote privé Kenneth Arnold, qui, au cours d’un vol, observe neuf engins inconnus dans le ciel. Il imagine effectivement qu’il s’agit d’engins testés par l’armée, ou de vaisseaux soviétiques : ils viennent de l’Alaska, donc potentiellement du détroit de Bering. Si le contexte de la guerre froide avait alors été déterminant, les explications se seraient inévitablement orientées vers une discussion des armes secrètes et des technologies soviétiques.
Or, dès ses premiers interlocuteurs, Arnold voit sa parole mise en doute. A-t-il bien vu ? N’a-t-il pas rêvé ces engins ? Et le titre du premier article qui va lui être consacré dans l’East Oregonian (25 juin 1947) est on ne peut plus clair sur la nature du contexte de la discussion : « Impossible, peut-être, mais pour ce pilote, voir c’est croire » (« Impossible Maybe, but Seeing is Believing, says Flyer »).
Dans les jours qui suivent, les commentaires journalistiques mettent en doute la réalité de l’histoire. Le 27 juin, une dépêche AP qui parait ce jour-là résume les interrogations : « La question de savoir si les disques brillants étaient des objets ou des illusions d’optique demeure incertaine (3). » L’immense majorité des commentaires est sur ce ton. Le 4 juillet, le porte-parole des Army Air Forces à Washington précise, en évoquant l’observation d’Arnold : « nous ne possédons pas le moindre élément qui permette d’accorder le moindre réalisme [à cette histoire] ». D’autres commentaires rapprochent l’affaire des soucoupes d’autres « mythes populaires », comme celui de la prétendue panique déclenchée par Orson Welles en 1938 avec son émission sur les martiens (lire « La guerre des mondes n’a pas eu lieu »). Tous les commentateurs se transforment en psychologues, sociologues, voire en psychiatres, dissertant sur la croyance du public et la place de l’irrationnel dans la société. Les scientifiques et militaires interrogés n’évoquent pas l’hypothèse d’engins espions soviétiques, mais s’étendent sur la psychologie de la perception, les hallucinations, la croyance au serpent de mer.
Début juillet 1947, le président Harry S. Truman répond à un journaliste à propos des soucoupes. « Auriez-vous une explication ? demande le reporter. — Seulement les explications que j’ai vue dans les journaux, répond Truman. Avez-vous jamais entendu parler du canular lunaire ? » Ce canular journalistique, appelé « Moon Hoax », a été publié en 1835 par le New York Sun. Son auteur avait attribué au célèbre astronome William Herschell la découverte, grâce à un télescope hyperpuissant, d’habitants de la Lune. L’affaire avait bien sûr été rapidement dénoncée. Nous sommes loin de la guerre froide !
Kenneth Arnold, le premier témoin, aurait préféré que le débat sur les soucoupes soit influencé par l’idée que les Russes aient pu inventer quelque nouvelle arme secrète. Si ses interlocuteurs l’avaient pris au sérieux, ils auraient cherché si les Soviétiques n’avaient pas envoyé des « missiles guidés » par-dessus les pôles. Malheureusement pour lui, des premiers pilotes qu’il a rencontrés jusqu’aux journalistes qui ont recueilli le récit de son observation, personne n’a pensé à la tension entre les deux grandes puissances, et son histoire fut cataloguée au rayon psychologie, psychiatrie et hallucinations.
Mieux : l’hypothèse de la « crédulité populaire » conditionne tellement le débat sur les soucoupes que Kenneth Arnold lui-même interprète la suite des événements à l’aide de cette grille de lecture, tant la discussion lui semble avoir quitté le domaine des échanges rationnels. Dans les jours qui suivent la publication de son observation, face à l’explosion du nombre de témoins, Arnold se dit que le pays est peuplé de gens crédules, près à voir des soucoupes partout. En 1952, il se souvient : « Après trois jours de ce brouhaha (hubbub), j’en vins à la conclusion que j’étais le seul qui ait conservé un peu de santé mentale. Dès lors, à en croire la multiplication des rapports à propos d’autres observations (…), il n’y aurait pas longtemps avant qu’on trouve une de ces soucoupes dans chaque garage. Pour mettre un terme à ce que je considérais comme une colossale plaisanterie (…), je me rendis à l’aéroport, je fis décoller mon avion et rentrai à Boise [dans l’Etat de l’Idaho] (4). »
Le sociologue qui voudrait expliquer les soucoupes en évoquant le contexte de la guerre froide se contente de prolonger le discours d’une partie des acteurs, en oubliant de rendre compte de la situation dans son ensemble. Il commet la même erreur qu’un historien du Moyen Age qui s’interrogerait sur la croyance aux superstitions, sans s’interroger sur la construction du concept de superstition qui a permis ce discours sur la croyance — autrement dit qui oublierait de s’interroger autant sur l’« incroyance » que sur la « croyance » (5).
Pour montrer à quel point l’histoire des soucoupes est peu marquée par l’influence de la guerre froide, et beaucoup par l’idée d’un « grand partage » (6) entre science et croyance, il suffit de se reporter un an avant l’arrivée des soucoupes. En 1946, la presse internationale rapporte l’observation de fusées fantômes (ghost rockets) au-dessus de l’Europe du Nord. Cette histoire a souvent été reprise par les livres sur les ovnis comme une préfiguration de l’affaire des soucoupes (7). Mais un aspect très important de cette affaire a échappé à tout le monde : c’est la différence du ton employé à propos de ces ghost rocketsen 1946 et des soucoupes en 1947. Alors que les soucoupes volantes sont interprétées d’emblée comme une croyance populaire, les fusées fantômes sont prises, elles, très au sérieux et interprétées comme des missiles V2 (
récupérés par les Soviétiques et testés au-dessus de la mer Baltique. La presse est unanime : les observateurs ont vu ces fusées ; l’idée ne vient à personne de les remettre en question. Le Monde, au cours de l’été 1946, présente ces observations comme des faits, et non comme une croyance. Le contraste est saisissant. Si la guerre froide est bien présente, c’est au sujet des fusées fantômes, pas à propos des soucoupes.
Quand ils n’ont pas recours au climat de guerre froide, les historiens des ovnis évoquent souvent une autre influence, celle de la science-fiction, très populaire aux Etats-Unis à travers les pulps de science-fiction, ces magazines aux couvertures mélangeant monstres extraterrestres, pin-up et conquête de l’espace (lire « l’article de Serge Lehman », Le Monde diplomatique, juillet 2009). Ces magazines auraient préparé le public à croire à l’origine martienne des soucoupes. L’historien de l’aéronautique Curtis Peebles décrit l’histoire des soucoupes comme celle d’un mythe influencé par la science-fiction (9). Il est vrai que dès les premiers articles de presse parus sur l’affaire Arnold, des journalistes évoquent l’idée que ces engins puissent provenir d’une autre planète — généralement Mars. Mais en tirer la conclusion qu’ils étaient influencés par la science-fiction revient tout simplement à oublier de noter le ton sur lequel cette hypothèse est formulée. Loin d’être présentée comme une possibilité sérieuse, l’hypothèse des « hommes de Mars » (men from Mars) est évoquée dans le seul but de réduire le sujet à une croyance populaire. Il faudra attendre 1950 et un article rédigé par Donald Keyhoe dans True pour que l’hypothèse de visiteurs ET commence à être prise au sérieux, et même alors la presse inventera tout une série d’expressions pour ridiculiser le sujet, comme par exemple le terme « petit homme vert », little green man (10). Considérés comme une littérature pour adolescents, régulièrement dénoncés par les intellectuels, les pulps suscitent moins la croyance aux Martiens qu’un discours critique sur les prétendues croyances partagées par leurs lecteurs.
Evoquons un dernier épisode où se mélangent l’influence de la guerre froide et l’origine martienne des soucoupes. En 1948, le tout premier livre sur les soucoupes paraît. Il s’agit d’un roman écrit par un Anglais, Bernard Newman, qui évoque la découverte de soucoupes et de fusées, originaires d’une autre planète, écrasées en divers points du globe terrestre. La menace oblige les deux grands à se rapprocher. Influence des mythes technologiques et de la guerre froide sur l’auteur du roman ? Pas du tout : dans l’intrigue de Bernard Newman, ces fusées ne sont que des leurres, fabriqués par une internationale de savants voulant imposer la paix et exploitant la crédulité populaire pour diffuser l’idée d’un danger mondial. Encore une fois, les soucoupes sont réduites à un simple exercice sur la croyance.
Les historiens qui étudient les superstitions ou la sorcellerie savent qu’ils ne peuvent plus se contenter de s’interroger sur la croyance, mais qu’il leur faut se demander comment le concept de superstition a été construit, comment la sorcellerie a été l’objet de persécutions, dans un effort pour départager la « vraie » religion des fausses croyances . Avec l’histoire des soucoupes volantes, se pose le même problème. La question n’est pas « pourquoi les gens croient-ils aux soucoupes volantes ? » mais « pourquoi veut-on réduire ce sujet à être une simple croyance ? » Pourquoi, alors même que le débat générait du doute, a-t-on voulu réduire cette histoire à une « croyance populaire » ? L’énigme n’est pas du côté du public prétendument crédule, mais bien du côté des critiques rationalistes qui ont voulu voir de la croyance là où il n’y avait qu’une égale répartition de croyance et d’incertitude. Ce dont les soucoupes volantes témoignent, c’est de l’implantation de l’idée reçue selon laquelle « le public serait prêt à croire n’importe quoi », une croyance rationaliste qu’un simple retour sur les événements suffit à liquider.